La banque privée face aux challenges de l’onshorisation

La transparence imposée aujourd’hui par certaines évolutions réglementaires étrangères impactera fortement l’industrie de la banque privée à Luxembourg. Il s’agit d’une tendance irréversible qui devrait avoir des conséquences majeures sur cette industrie, tant pour la gestion des opérations passées et des risques qu’elles génèrent que sur la façon d’appréhender les problématiques fiscales.

Nous vous proposons ci-après (i) une mise en perspective historique de cette transparence, (ii) notre analyse des risques afférents à cette évolution et (iii) les actions à entreprendre pour gérer ces risques.

Raisons historiques de cette évolution

Le contexte actuel est le fruit d’un processus long initié en 2009 par le G20.

Conséquences du G20 de 2009: la généralisation de l’échange d’informations sur demande

Du G20 d’avril 2009 découlait une volonté forte de régulation. Les places «offshores», accusées d’avoir joué un rôle d’accélérateur de crise se voyaient reprocher d’héberger des quantités considérables d’actifs non déclarés. L’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE) a publié alors une liste «noire» des paradis fiscaux rassemblant les pays ne respectant pas les règles OCDE et une liste grise de trente-huit pays, incluant le Luxembourg. Cette dernière liste reprenait les Etats engagés à respecter ces standards internationaux mais ne les ayant pas encore «substantiellement» appliquées. A l’inverse, un Etat était considéré comme coopératif s’il avait signé douze conventions d’échange de renseignements. En mars 2009, Luc Frieden annonçait la décision du Luxembourg de se rallier aux standards de l’OCDE et donc à l’échange d’informations sur demande. Il s’engageait à signer douze conventions «modèle OCDE» tout en maintenant le secret bancaire.

Aussi le Luxembourg a-t-il conclu depuis plus de 30 protocoles / conventions conformes à ces standards et intégré dans son droit interne cet échange ainsi que l’inopposabilité du secret bancaire à ces demandes. Les autorités luxembourgeoises ont également transposé en 2013 la Directive 2011/16/UE sur la coopération administrative, s’alignant ainsi sur les exigences européennes en matière d’échange de renseignements.

Parallèlement, multiplication des échanges automatiques d’informations

Depuis 2005, la Directive sur l’épargne permet aux administrations fiscales communautaires de connaître les intérêts perçus par leurs résidents sur des comptes situés au sein de l’UE. Un dispositif transitoire permettait aux clients de banques luxembourgeoises de conserver l’anonymat en contrepartie du paiement d’une retenue à la source. Suite à l’affaire UBS(1), l’administration fiscale américaine (IRS - Internal Revenue Service) élabore un dispositif de traque des actifs non déclarés de ses contribuables disposant de comptes étrangers: Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA). L’IRS a proposé aux administrations étrangères de s’associer à ce dispositif par le biais d’accords spécifiques, les IGA(2). Elles ont alors immédiatement perçu l’intérêt de FATCA comme outil de pression contre les places financières à secret bancaire. Très isolé politiquement, Luxembourg a dû alors renoncer au dispositif transitoire de la Directive sur l’épargne et accepter l’échange automatique d’informations au 1er janvier 2015 pour les revenus d’intérêts afférents aux clients résidents communautaires à compter de cette date.

Ainsi que l’a rappelé Luc Frieden le 11 avril dernier, la multiplication des échanges d’informations automatiques sur l’ensemble des revenus financiers constitue une tendance lourde, sans doute irréversible. Cette déclaration fait écho à la demande de plus en plus pressante des dirigeants de l’UE de mettre en place un FATCA communautaire, perspective d’autant plus probable qu’on imagine difficilement le Luxembourg moins bien traiter les Etats membres de l’UE que les Etats Unis. La confidentialité «fiscale» n’étant plus assurée en pratique pour les clients des Professionnels du Secteur Financier (PSF), ces derniers devront élaborer une offre de services «onshore», plus complète et adaptée à ce nouvel environnement.

Transparence et évaluation des risques

La nouvelle transparence va d’abord imposer aux banques une plus grande prise en compte du risque fiscal par les banques privées.

Risques fiscaux propres aux PSF

Traditionnellement, en raison des «spécificités» de l’environnement juridique luxembourgeois, le risque fiscal des clients «banque privée» ne constituait pas un enjeu véritable pour les PSF à Luxembourg. A l’avenir, l’échange d’informations permettra aux administrations étrangères de mettre à jour certaines opérations problématiques du passé et d’opérer des redressements fiscaux le cas échéant.

Il convient donc désormais pour les PSF d’analyser les opérations à l’aune des réglementations fiscales étrangères et d’évaluer son risque fiscal propre selon que le PSF:

- est intervenu en tant que banquier ou assureur et n’en a pas fait la promotion ;

- a conseillé ou promu l’opération.

Les premières opérations ne devraient pas générer de risque fiscal propre pour le PSF mais plutôt un risque réputationnel et commercial (Ex.: un client français omet de produire ses déclarations d’ISF).

Les secondes présentent en revanche un risque fiscal propre pour le PSF. En effet, un PSF prêtant son concours à des opérations qualifiées de fraude fiscale impactant des résidents fiscaux d’autres pays, est susceptible d’être poursuivi pour complicité ou blanchiment par l’administration fiscale lésée (Ex.: une banque vend de manière systématique à ses clients des solutions pour contourner la Directive Epargne). Ces actions risquent de se multiplier en France, en Belgique et en Allemagne à l’avenir, eu égard au contexte actuel.

Les risques afférents pourront se matérialiser par des sanctions financières voire des poursuites pénales. Ces PSF devront identifier ces risques et entreprendre des actions concrètes pour ne pas être considérés comme complice des opérations problématiques.

Risques indirects, réputationnel et commercial

Risque réputationel

Ce risque réputationnel est aujourd’hui le principal risque pour un PSF dont les clients sont non-déclarants. En effet, un PSF luxembourgeois n’a pas d’obligation légale de vérifier que ses clients s’acquittent de leurs impôts dans leur pays de résidence. Toutefois, lorsqu’un lien direct est établi entre le client indélicat et le PSF, sa réputation peut être sévèrement affectée. L’affaire UBS a démontré les ravages d’une publicité négative sur l’activité d’une banque. Dans le contexte actuel, une banque ne peut plus s’autoriser une telle contre-publicité, ce qui appelle une plus grande vigilance de sa part quant aux déclarations des clients et l’obtention:

- D’attestations des clients indiquant qu’ils s’acquittent de leurs obligations déclaratives 

- des copies desdites déclarations.

L’échange d’information attendu en 2015 constitue une date butoir quant à la capacité des banques privées de gérer ces clients non déclarants. Il faudra accompagner les clients auprès des cellules de régularisation existantes avant cette date, dans l’intérêt du client mais également du PSF. On remarquera en outre que les annonces de Messieurs Juncker et Frieden suggèrent que le champ de la Directive sur l’Epargne sera aligné sur celui de FATCA.

Tenter de contourner la Directive revient pour la banque à reculer pour mieux sauter et à prendre au minimum un risque réputationnel. Cette démarche n’est donc pas une option, ainsi que l’a rappelé Luc Frieden lors de son allocution à l’assemblée générale de l’ABBL du 26 avril 2013.

Risque commercial

Le risque financier découlant des actions en contentieux entreprises par des clients contre leur prestataire ne doit pas non plus être ignoré. Certains clients indélicats subissant des sanctions fiscales introduiront des actions en justice contre leurs PSF voire les dénonceront auprès des administrations afin d’alléger leurs sanctions. Ils argueront que ces derniers les ont amenés à avoir un comportement frauduleux, en faisant la promotion des opérations litigieuses (complicité de fraude), ou en omettant d’indiquer que les opérations étaient illégales (action en responsabilité au titre du devoir de conseil). Le premier cas a déjà été constaté dans le cadre de l’affaire UBS. Ce phénomène devrait s’amplifier dans les années à venir, certaines administrations n’hésitant plus à utiliser des informations volées ni à encourager le «whistleblowing(3)».

On notera dans ce sens la disposition du projet de loi français relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière du 24 avril 2013 comportant une disposition spécifique à l’utilisation de données volées dans le cadre de contrôles fiscaux. Quelles que soient leurs motivations, les personnes intervenant dans des opérations relevant de la fraude fiscale sont de plus en plus incitées à dénoncer leur prestataire. Les PSF doivent donc être irréprochables quant aux opérations à levier fiscal, le risque du client devenant in fine le leur.

Actions à entreprendre

En parallèle de cette gestion des risques, les PSF doivent modifier leur business model et gérer l’avenir par une stratégie adaptée.

Mise en place d’une communication idoine

N’offrant plus le secret bancaire, la place doit mettre en avant sa capacité à fournir les solutions d’ingénierie patrimoniale ou financière haut de gamme et tourner définitivement le dos aux opérations fondées sur la seule discrétion.

Dans ce sens, on notera:

- La mise en place de la charte ICMA (Association Internationale des Marchés de Capitaux) en 2012, qui édicte des standards de qualité pour l’industrie du Private Banking et encourage les régularisations.

- Le discours de Luc Frieden à l’Association des Banques et Banquiers, Luxembourg (ABBL) du 26 avril 2013 commentant l’abandon du dispositif transitoire de la Directive sur l’Epargne. Il s’agit d’un signal fort aux partenaires européens sur le fait que le Luxembourg amende son modèle de banque privée.

Outre ces démarches collectives, chaque PSF doit communiquer sur ces évolutions. Certains établissements de la place ont déjà effectué ces démarches. En 2010, le groupe Société Générale a ainsi pris l’engagement de notamment:

- ne pas mettre en place ou proposer des opérations à but exclusivement fiscal ;

- ne pas assister ou encourager les clients à contrevenir aux lois ou réglementations fiscales ;

- ne pas faciliter ou soutenir des opérations dont l’efficacité repose sur la non transmission d’informations aux autorités fiscales.

En adoptant ce type d’engagement, un PSF montre aux tiers sa volonté d’appliquer les règles fiscales. Sa mise en œuvre impliquera de nouveaux processus, un inventaire du passé mais pas l’arrêt de toute opération à levier fiscal. L’optimisation légale dans le pays de résidence du bénéficiaire reste valide dès lors que sa conformité avec les réglementations locales aura été établie.

Choix stratégique relatif aux schémas à levier fiscal

Le PSF doit décider s’il maintient des opérations à levier fiscal. Ce choix est éminemment stratégique car il sous-tend une organisation et des ressources spécifiques pour en vérifier la validité réglementaire. Intégration du fiscal dans les processus de validation des schémas de structuration

Des instances de contrôle évalueront le risque fiscal lié aux opérations, définiront des alternatives ou refuseront leur mise en place dans le cas d’opérations problématiques. Ces instances doivent être dotées d’une assistance fiscale et de guidelines reprenant les objectifs stratégiques du PSF.

La nécessaire mise en place d’une offre produit «tax compliant»

Le PSF peut envisager de mettre en place des solutions «clé en main» adaptées à ses marchés cible, comme la création d’une offre de contrats d’assurance vie dont la validité fiscale aura été confirmée par des experts. Même si la banque privée privilégie les structurations sur mesures, il est opportun pour des segments de clients intermédiaires de favoriser ces structurations packagées à l’instar de ce qui est fait dans certaines banques privées européennes où des schémas sont fréquemment dupliqués.

La maîtrise des problématiques fiscales opérationnelles Le développement d’une offre «onshore» suppose que le PSF soit également en mesure de fournir à sa clientèle un service équivalent à celui de ses établissements domestiques. Cela implique une parfaite maîtrise des sujets de fiscalité opérationnelle:

- Une gestion des retenues à la source (RAS) liées aux revenus perçus. Des clients déclarants peuvent sans difficulté demander le bénéfice des conventions fiscales. Une banque doit être en mesure de vendre ce service comme une offre à haute valeur ajoutée. La bonne gestion de ces RAS représente pour certains revenus de titres une fraction significative du coupon et donc un gain financier immédiat pour le client.

- Une gestion des taxes transactionnelles liées aux opérations sur valeurs mobilières (TTF).

- Une gestion des reportings destinés aux clients. Il est essentiel de fournir aux clients les moyens d’effectuer leurs déclarations. Par exemple, les clients français posent désormais des difficultés spécifiques du fait du prélèvement forfaitaire non libératoire. Ce chantier implique des adaptations des systèmes d’informations des PSF.

Accompagner les clients dans ce nouvel environnement

La «disparition» progressive du secret bancaire entraîne une visibilité des investissements dans les pays de résidence des investisseurs. Dès lors, le strict respect des réglementations produisant des effets transnationaux devient un enjeu majeur pour les établissements de banque privée. Dans un contexte d’inflation réglementaire à portée transnationale, il semble difficile pour les PSF de maitriser tous les champs de la fiscalité internationale et de gérer ce risque sur base de ses seules ressources. Les PSF devront ainsi se faire accompagner par des experts fiscaux pour proposer de nouvelles opportunités à leurs clients et optimiser leur fiscalité dans ce nouvel environnement.

Conclusion

Dans un contexte de transparence, la prise en compte de la fiscalité des clients devient un enjeu majeur pour la place financière à Luxembourg. Ce contexte s’accompagne de nouveaux risques à gérer pour les PSF mais également d’opportunités nouvelles en termes de structuration et de solutions à forte valeur ajoutée pour les clients. Ces opportunités ne pourront être saisies que par les établissements capables de s’adapter aux nouvelles contraintes et de développer cette expertise, en faisant appel notamment à des conseils externes spécialisés dans l’estate planning et la fiscalité. 

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1) Pour mémoire, Le 18 février 2009, un tribunal américain condamnait UBS à une amende de 780 millions de dollars au titre du démarchage illégal de clients sur le sol US.

2) Intergovernmental agreements.

3) Autrement appelé «alerte éthique». C’est le geste accompli par un individu qui est témoin, dans son activité professionnelle, d’actes illicites et qui, par civisme, décide d’alerter les autorités ayant le pouvoir d’y mettre fin. Définition par Transparency International France.